Cet essai de Peter Rushton a été initialement publié en anglais sur ce site. Il paraît maintenant en traduction française par M. Francis Goumain, avec un paragraphe introductif de M. Goumain, tant ici qu’à Jeune Nation.
Sait-on que les parents de Peter Ustinov, le pas très bon acteur néanmoins très imbu de sa supériorité, étaient derrière les conspirateurs dans l’attentat du 20 juillet 1944 contre Hitler? Sait-on qu’Alain de Benoist et Alexandre Douguine se sont intéressés à des mouvements de «conservateurs révolutionnaires» farouchement opposés à Hitler et dont certains membres sont impliqués dans l’attentat? Non? Alors, en route.
L’un des plus éminents spécialistes de l’histoire des services secrets britanniques – Nigel West, nom de plume de l’ancien député conservateur Rupert Allason – a fait sensation en mettant en lumière le rôle-clé qu’ont eu ces services dans le «complot à la bombe» du 20 juillet 1944, cette tentative d’assassiner Adolf Hitler et de renverser le Troisième Reich par un coup d’État militaire.
Souvent étudiée, cette conspiration est surtout connue du grand public pour avoir été portée à l’écran par Hollywood dans Valkyrie, un film dans lequel Tom Cruise incarne le colonel Claus von Stauffenberg, l’officier prussien de 36 ans qui a déposé la bombe au Wolfsschanze, le quartier général du Führer sur le front de l’Est. Stauffenberg, en entendant exploser la bombe alors qu’il quittait les lieux, cru pouvoir annoncer aux membres de la conjuration – qui comptait certains des principaux généraux allemands – qu’Hitler était mort. Mais par un coup de chance incroyable, il ne souffrait en fait que d’un tympan éclaté et de blessures superficielles. Le Führer a pu rapidement établir un contact téléphonique avec Berlin, et dès lors, le coup d’État s’effondrait et ses meneurs étaient arrêtés. Un ou deux des plus hauts responsables ont eu la possibilité de se suicider, d’autres ont été exécutés ou emprisonnés.
Si l’implication des services britanniques dans le complot a parfois fait l’objet de spéculations, personne n’avait jamais pu faire état de preuves décisives, personne jusqu’à la parution, le mois dernier, d’articles de presse fondés sur les recherches effectuées par Nigel West dans les archives nationales britanniques. M. West était mandaté par un descendant de l’un des auteurs du coup d’État, un aristocrate qui chercher à récupérer le domaine ancestral de sa famille dans le Brandebourg.
Les recherches de M. West ont d’abord été exposées dans le Sunday Times en novembre 2021, puis sous une forme plus sensationnelle dans le tabloïd Sunday People en décembre 2022. Ses conclusions seront publiées plus en détail le mois prochain dans Hitler’s Trojan Horse, le deuxième volume de son histoire de l’Abwehr, le service de renseignements militaire allemand. Plusieurs officiers supérieurs de l’Abwehr ont été impliqués dans le complot, et son ancien chef, l’amiral Wilhelm Canaris, a été indirectement impliqué, ce qui a conduit à son emprisonnement et à son exécution en avril 1945, trois semaines avant le suicide d’Adolf Hitler.
La principale révélation de West tourne autour d’Otto John, un avocat et agent de l’Abwehr dont on sait depuis longtemps qu’il avait des liens avec le complot. Sur la base d’un unique dossier provenant des archives du MI5 (le service de sécurité britannique), West soutient que l’organisation sœur du MI5, le MI6 (le service de renseignements secret), était au courant de l’existence de la bombe de Stauffenberg, le MI6 aurait même inspiré ou organisé la conspiration et, par extension, le Premier ministre Winston Churchill serait lui-même mouillé.
Après avoir eu accès à ce dossier et l’avoir croisé avec d’autres sources pertinentes, je peux à mon tour révéler que la véritable histoire de la conspiration du 20 juillet est à la fois plus compliquée et plus intéressante. Les services de renseignements britanniques ont effectivement eu des contacts avec plusieurs des instigateurs du coup d’État, en plus d’Otto John qui n’était d’ailleurs pas leur principale source. Mais les conspirateurs semblent avoir agi indépendamment de tout contrôle britannique. Cet article identifiera certains des réseaux les plus étonnants impliqués dans la conspiration visant à assassiner Adolf Hitler.
J’ai ailleurs pu montrer à quel point le banquier juif Robi Mendelssohn était un important agent britannique au sein du Troisième Reich. Je peux maintenant confirmer que Mendelssohn était l’un des trois agents clés travaillant pour le principal conspirateur de l’Abwehr. Et je suis en mesure d’identifier l’un des plus importants hommes d’affaires juifs de l’Allemagne préhitlérienne, Paul Silverberg, comme l’employeur de l’homme qui a pu prévenir d’une manière assez précise le MI6 du projet d’attentat – bien plus en détail que ne l’a fait Otto John.
Les conspirateurs ont échoué dans leur objectif immédiat, assassiner Adolf Hitler, mais on retrouve parmi ceux qui ont échappé à l’exécution, certains des architectes de la République fédérale d’Allemagne (et de l’Europe semi-fédérale d’aujourd’hui).
Commençons par examiner de plus près le cas d’Otto John, un avocat qui travaillait pour la compagnie aérienne allemande Lufthansa. Cela lui donnait l’occasion de voyages fréquents vers et depuis l’Espagne et le Portugal, deux pays neutres où les espions allemands et britanniques ont opéré librement pendant toute la guerre. Il avait une couverture toute trouvée pour se rendre régulièrement à Madrid, car Lufthansa détenait une participation importante dans la compagnie aérienne espagnole Iberia, ce qui entraînait une charge de travail importante pour un avocat d’affaires.
Peu après avoir rejoint Lufthansa en 1937, John s’est rapproché de conservateurs opposés à Hitler, dont son collègue avocat Klaus Bonhöffer (frère du célèbre théologien et résistant antinazi Dietrich Bonhöffer), le fonctionnaire Hans von Dohnanyi et le général Hans Oster, chef adjoint de l’Abwehr.
En 1943, le général Oster et certains de ses acolytes étaient démis de leurs fonctions aux services de renseignements après avoir été pris en flagrant délit de contrebande de devises et de bijoux pour le compte d’exilés juifs. Pourtant, comme ce qui semble avoir été un schéma récurrent avec ces membres de réseaux «antinazis» bien pourvu en relations, ils n’ont pas été sévèrement punis et, pour plusieurs d’entre eux, sont restés en liberté ou n’ont purgé que des peines de courte durée. En outre, la purge de certains hauts responsables de l’Abwehr a conduit à la promotion, en tant que nouveau chef des opérations de renseignement à l’étranger, d’un conspirateur encore plus virulent: le colonel Georg Hansen.
Hansen constitue un noyau dur de trois agents de confiance chargés de «missions spéciales» (Sonderaufträge), qui se rendaient dans des capitales neutres, cherchant à entrer en contact avec les ennemis de l’Allemagne, principalement avec les services de renseignements britanniques et américains – le MI6 et l’Office of Strategic Services (OSS). Ils étaient chargés de faire connaître l’existence des réseaux d’opposition au sein de l’armée allemande et de sonder la Grande-Bretagne et l’Amérique sur d’éventuelles négociations avec un nouveau régime militaire, une fois que Hitler et les principaux nationaux-socialistes auraient été éliminés.
Otto John, qui opérait à Madrid et à Lisbonne, était l’un de ces trois agents spéciaux. Le deuxième, le Dr Eduard Waetjen, également avocat, était basé au consulat allemand de Zurich où il assurait la liaison avec l’avocat et agent de renseignements américain Allen Dulles (futur chef de la CIA), qui travaillait à Berne en tant que chef des opérations de l’OSS en Suisse. La mère de Waetjen était américaine, son père avait été représentant en Europe d’une banque new-yorkaise, Guaranty Trust, et sa sœur était mariée à un membre de la famille Rockefeller. Avant la guerre, Eduard Waetjen était associé dans l’un des cabinets d’avocats d’affaires les plus prospères de Berlin, Sarre & Waetjen, spécialisé dans les contrats entre les studios de cinéma allemands et américains. En décembre 1943, le colonel Hansen organise le transfert de Waetjen d’Istanbul à Zurich en remplacement d’un autre conjuré, le Dr Hans Gisevius, désormais soupçonné par la Gestapo.
Le troisième des agents spéciaux du colonel Hansen n’était autre que le banquier et demi-juif, Robi Mendelssohn, qui malgré ses origines, avait été autorisé à rester directeur de l’une des principales institutions financières allemandes.
Comme je l’ai exposé précédemment, Mendelssohn s’est rendu à Stockholm au cours de l’été 1943 et a pris contact avec Harry Carr, l’un des officiers les plus expérimentés du MI6, dont les premiers pas dans l’espionnage remontaient à Moscou aux premiers mois qui ont suivi la révolution bolchevique à Moscou. Mendelssohn a effectué deux autres voyages dans la capitale suédoise à la fin de l’année 1943 et un autre au début de l’année 1944. La plupart des faits concernant les relations de Mendelssohn avec les services secrets britanniques restent secrets, même en 2023, et j’ai dû reconstituer l’histoire à partir de fragments figurant dans divers dossiers.
John, Waetjen et Mendelssohn formaient donc une cellule coordonnée et dirigée par le colonel Hansen, le principal officier de l’Abwehr impliqué dans la planification du complot du 20 juillet. Hansen a par la suite confié la direction de la cellule au comte Josef Ledebur, qu’il avait promu à un poste suffisamment élevé au sein de l’Abwehr pour lui permettre de chapeauter le trio. Après l’échec de l’attentat, Ledebur s’est enfui à Londres en passant par Madrid: les comptes-rendus détaillés de ses interrogatoires peuvent être consultés aux archives nationales britanniques.
Les premières tentatives d’Otto John pour contacter les services secrets britanniques à Madrid remontent à 1942 et semblent avoir visé un réseau homosexuel parmi les conservateurs et les aristocrates européens. John était lui-même issu d’un milieu bourgeois, mais il aspirait à entrer dans la noblesse. Ses amis de la «résistance» conservatrice, dirigée par Carl Goerdeler, ancien maire de Leipzig, avaient pour objectif la restauration de la monarchie.John faisait valoir auprès de Goerdeler et de son entourage que le fils du Kaiser en exil, le prince héritier Wilhelm, serait inacceptable tant pour les libéraux allemands que pour les alliés occidentaux, et que le monarque à faire monter sur le trône ne pouvait être que le petit-fils du Kaiser, le prince Louis Ferdinand, le seul membre de l’ancienne famille impériale à avoir un passé «sans tache» d’opposition au national-socialisme.
Il est vraisemblable que le prince Louis Ferdinand ait été (comme Otto John) homosexuel ou bisexuel: on en trouve des indices dans les journaux intimes non expurgés et récemment publiés du mondain anglo-américain et homme politique conservateur Henry «Chips» Channon.
Le diplomate espagnol Juan Terrasa y Pugés, homosexuel et ami proche du Prince, devint le premier intermédiaire entre John et les services de renseignements britanniques. Terrasa avait auparavant été en poste aux ambassades d’Espagne à Washington et à Londres. En 1937, pendant la guerre civile espagnole, il avait été arrêté par les forces de sécurité phalangistes qui avaient des preuves de ses sympathies républicaines, mais ses relations ont assuré sa libération rapide et, avec le déclin de l’influence phalangiste sous Franco, Terrasa était de nouveau nommé au ministère des affaires étrangères. (Il est resté dans le service diplomatique espagnol jusqu’à la fin de l’année 1952).
Lors de son premier voyage à Madrid en avril 1942, John était porteur d’une lettre d’introduction à Terrasa, écrite par le Prince. Terrasa a ensuite emmené John à Lisbonne, où il a rencontré pour la première fois Graham Maingot, un agent du MI6.
Lors de son second déplacement à Madrid, en novembre 1942, John rencontre à nouveau Terrasa, puis, lors d’une visite retour à Berlin en juillet 1943, Terrasa séjourne dans l’appartement de John. Durant le séjour, Terrasa se voit communiquer des informations essentielles sur le centre de recherche sur les fusées de Peenemünde, sur la côte baltique. Il rapporte ces secrets au MI6 à Madrid et, en l’espace de quelques semaines (combinés à d’autres renseignements), ils déclenchent la plus grande opération de la RAF de la guerre, l’opération Hydra: dans la nuit du 17 au 18 août 1943, près de 600 bombardiers de la RAF effectuent un raid sur Peenemünde. Les dégâts qui s’ensuivent retardent de plusieurs mois le projet d’armement V.
À l’automne 1943, Otto John est officiellement recruté comme agent de l’Abwehr (pour lui éviter d’être envoyé au front), il n’avait jusque-là que des relations informelles avec le service. Avec les deux autres «agents spéciaux» du colonel Hansen, il est dirigé par la branche de l’Abwehr à Stettin, le port de la Baltique, aujourd’hui Szczecin en Pologne.
La branche de Stettin s’était ralliée aux conspirateurs et avait pour chef un vétéran de la marine Walther Wiebe. Comme d’autres résistants, Wiebe faisait partie d’une étrange secte mi-religieuse mi-politique fondée par Kurt Pählke, qui prônait la notion d’«États-Unis d’Europe». Pählke avait écrit des textes occultes sous le pseudonyme de Weishaar (Cheveux blancs) et fondé un ordre ariosophique, le Bund der Guoten (la Ligue des Bons). Wiebe et son adjoint, le comte von Knyphausen, en étaient tous deux membres. De 1943 à 44, Wiebe et Knyphausen sont les deux principaux officiers traitant du trio d’Hansen – Otto John, Eduard Waetjen et Robi Mendelssohn.
Au cours des dernières décennies, des philosophes de la «nouvelle droite» tels qu’Alain de Benoist et Alexandre Douguine ont ravivé l’intérêt pour certains de ces «révolutionnaires conservateurs» mystiques: comme nous le verrons plus loin dans cet essai, plusieurs personnalités de ces milieux (y compris le principal informateur du MI6 sur le projet d’attentat à la bombe) ont fait partie des conspirations contre Hitler.
Peu après son enrôlement officiel dans l’Abwehr, John se rendait à Madrid, en décembre 1943, et à nouveau Terrasa l’emmena à Lisbonne, où il fut présenté à un deuxième agent du MI6, Rita Winsor, la remplaçante de Graham Maingot (en fait, certains documents indiquent que Mlle Winsor était jugée plus apte que son collègue masculin).
À ce stade, le principe de l’assassinat d’Hitler était acquis, Il restait aux conspirateurs à choisir le bon moment en guettant un signe de la part de la Grande-Bretagne ou de l’Amérique qu’un accord de paix raisonnable serait alors proposé à l’Allemagne.
Au début de l’année 1944, Otto John effectue plusieurs voyages entre Berlin et Madrid, tandis que Mendelssohn se rend à nouveau à Stockholm et que Waetjen poursuit ses contacts avec les services de renseignements américains en Suisse.
Terrasa présente alors à John un nouvel intermédiaire madrilène – un prêtre attaché à l’ambassade de France, Mgr Boyen-Maas, qui lui suggère de contacter le diplomate américain et officier de l’OSS Gregory Thomas. Figure bien connue de l’industrie européenne du parfum, Thomas deviendra par la suite président de Chanel Perfume. Les archives disponibles ne permettent pas de savoir si John a donné suite ou pas, mais ce n’est probablement pas une coïncidence si Coco Chanel en personne a participé à des missions diplomatiques (qu’on ne s’expliquait pas jusqu’alors) de contacts entre les SS et les services de renseignements britanniques.
Le 19 juillet, veille de la date prévue du coup d’État, Otto John se trouve en Espagne, mais il est rappelé à Berlin. Selon son propre récit, il a passé les 20 et 21 juillet isolé dans son appartement berlinois, réalisant peu à peu que le coup d’État avait échoué. Mais d’autres preuves (citées plus tard dans une histoire interne de la CIA sur l’affaire John, mais ignorées par Nigel West) suggèrent qu’Otto John a exagéré cette histoire et que c’est en fait son frère Hans John qui était présent à Berlin lors de la tentative de coup d’État. Selon cette version, Otto John a pris l’avion de Madrid à Barcelone le 18 juillet, mais n’a quitté Barcelone pour Berlin que le 22 juillet.
Quelle que soit la vérité sur ses allées et venues le jour de l’attentat, il est certain qu’il n’est resté que quelques jours à Berlin, s’envolant pour Madrid avant la Gestapo ne l’ait dans son collimateur. Son frère cadet et collègue avocat Hans John n’a pas eu cette chance, arrêté et emprisonné il est exécuté dans les dernières semaines de la guerre.
Après avoir séjourné pendant environ trois semaines, fin juillet-août, dans son établissement habituel de Madrid, l’hôtel Palace, John est informé par le représentant du MI6 à Madrid, Jack Ivens, qu’il doit se cacher, au cas où la Gestapo tenterait de l’enlever et de le renvoyer à Berlin pour y être jugé.
C’est à ce moment-là qu’a commencé la correspondance qui a conduit aux récentes affirmations de Nigel West: une série de lettres entre le MI5 et le MI6 (impliquant divers fonctionnaires britanniques), provoquée par la fuite désespérée d’Otto John après l’échec du coup d’État. Le MI5 l’a hébergé dans des planques avant de lui faire franchir clandestinement la frontière du Portugal, où il est resté environ deux mois dans un obscur village, habité par un grand nombre de réfugiés communistes espagnols, à la périphérie de Lisbonne. À un moment donné, le drame versait dans l’humour noir: John était arrêté par la PIDE, la police secrète portugaise, lors d’une de ces rafles périodiques de communistes. N’ayant pas de papiers en règle, il est resté emprisonné dix jours durant avant que le MI6 n’intervienne pour obtenir sa liberté et le mette enfin en sécurité à Londres le 3 novembre 1944, plus de trois mois après l’échec de l’attentat.
John n’était pas accueilli en héros pour autant. Comme d’autres réfugiés et prisonniers évadés de nationalité ennemie, il était interné et interrogé à son arrivée au Royaume-Uni par des agents du MI5. Le MI6, le MI5 et le ministère de l’intérieur se sont brièvement disputés pour savoir lequel des services prendrait en charge son logement et sa nourriture, et lui trouverait un emploi. Il était finalement recruté par l’agence de propagande britannique PWE (Political Warfare Executive), où il a travaillé pour le journaliste d’origine allemande Sefton Delmer à l’élaboration de scripts de «propagande noire» pour des émissions de radio.
Lors des discussions entre les bureaucrates de la sécurité et du renseignement au sujet de la fiabilité de John, il a été fait mention de ses liens de longue date avec le MI6. Par exemple, Herbert Hart, officier du MI5, concluait qu’il n’était pas nécessaire de prolonger la détention et l’interrogatoire de John après son arrivée à Londres, il écrivait à son collègue du MI5, Herbert Baxter, qu’«il n’y avait a priori aucune raison de suspecter John, qui est un agent du SIS depuis deux ans et qui a désormais les Allemands à ses trousses pour sa participation supposée à l’attentat du 20 juillet». Hart ajoutait que Tim Milne, du MI6 (ami de longue date de Kim Philby et subordonné de Philby au sein de la section V du service de contre-espionnage du MI6) s’occupait du cas de John. Tim Milne (1912-2010), à propos, était le neveu de l’auteur de Winnie l’ourson, A.A. Milne.
Immédiatement après la guerre, John a travaillé avec les autorités d’occupation britanniques, participant à l’interrogatoire des prisonniers allemands, conseillant les procureurs lors des procès de Nuremberg et poursuivant son travail de propagande avec les équivalents d’après-guerre du PWE. Il a ensuite cherché (avec un succès limité) à reprendre une activité d’avocat et à obtenir des postes dans les nouveaux gouvernements de l’Allemagne de l’Ouest, au niveau des Länder et finalement au niveau fédéral. Et, en partie pour cacher sa bisexualité, il a épousé une juive allemande divorcée, professeur de musique, qui vivait en exil à Hampstead, Lucy Mankiewicz. Ce mariage a également eu le mérite de renforcer ses relations politiques puisque son nouveau beau-père était un vieil ami et conseiller de confiance du Dr Theodor Heuss, un libéral qui est devenu le premier président de la nouvelle Allemagne de l’Ouest de 1949 à 1959, formant un duo avec le conservateur Konrad Adenauer, qui a été chancelier pendant toute cette période. (La présidence est un rôle essentiellement honorifique en vertu de la «Loi fondamentale» de l’après-guerre, qui continue de faire office de constitution, comme si l’Allemagne était encore un pays occupé).
En novembre 1950, après un long débat entre les autorités d’occupation britanniques, américaines et françaises, Otto John est choisi pour diriger le nouveau service de sécurité ouest-allemand, le BfV (à peu près l’équivalent du FBI ou du MI5). Il passe trois ans et demi à ce poste avant de disparaître de façon spectaculaire dans le secteur soviétique de Berlin (le jour du dixième anniversaire de l’attentat à la bombe de 1944), apparemment après avoir fait défection aux communistes.
Cela reste l’un des grands mystères de la guerre froide: Otto John était-il un agent double des communistes dans les services britanniques? Avait-il souffert d’une dépression mentale liée à son alcoolisme et à sa bisexualité ? Ou avait-il été piégé et kidnappé par les services de renseignements russes et est-allemands, afin de semer la suspicion et la confusion à l’Ouest ?
John a finalement purgé une peine de prison à son retour en Occident, mais il a été gracié et partiellement disculpé vers la fin de sa vie. J’examinerai tous les faits relatifs à ses liens avec les communistes (et au rôle similaire qu’aurait joué Sefton Delmer en tant qu’agent double soviétique) dans un chapitre de mon livre à paraître.
Dans le cadre de cet essai, il convient d’examiner les autres liens que les conspirateurs ont entretenus avec les services de renseignements britanniques. Contrairement à ce qu’affirme Nigel West, Otto John n’était pas nécessairement leur principal agent de liaison.
Comme indiqué précédemment, le colonel Georg Hansen de l’Abwehr dirigeait trois agents qui reliaient la conjuration de Berlin aux Alliés occidentaux: Otto John à Madrid, son collègue avocat Eduard Waetjen en Suisse et le banquier juif Robi Mendelssohn, qui naviguait entre Berlin et Stockholm.
Au cours des mois précédant le 20 juillet, Hansen avait tenté d’installer le comte Josef Ledebur comme coordinateur de ces agents, sans toutefois le mettre pleinement dans la confidence en ce qui concerne le complot de la bombe et du coup d’État. Ledebur était un aristocrate viennois ayant de fortes relations internationales, ayant étudié en Angleterre et épousé une Américaine. Depuis 1942, il était employé par les autorités allemandes à Paris pour travailler avec le magnat international Charles Bedaux (principalement connu des historiens contemporains comme étant un ami du duc et de la duchesse de Windsor – le roi en exil Edward VIII et son épouse américaine, l’ancienne Mme Wallis Simpson – dont il a organisé le mariage dans son château en France). Le comte avait été présenté à Bedaux par son frère Friedrich Ledebur, un explorateur devenu acteur à Hollywood, surtout connu pour son rôle de Queequeg dans le film Moby Dick de John Huston.
Josef Ledebur a entretenu des relations avec le marché noir et des financiers véreux, y compris Juifs, au cours des dernières années de la guerre, il a fait passer la frontière à plusieurs de ces personnages en Espagne. (Son ami Bedaux, un magnat, jouait un jeu complexe aux loyautés multiples, il se serait suicidé dans une prison américaine en février 1944).
Pour la plupart des écrivains du XXIe siècle, il est devenu obligatoire de présenter ces histoires comme autant de «sauvetage de l’Holocauste», mais à l’époque, il s’agissait plutôt d’aider les Juifs et les trafiquants à passer clandestinement les frontières avec leurs richesses. Il y avait tout une zone grise entre la contrebande, l’espionnage et les offres de paix aux Alliés, et les activités de Ledebur à Madrid en sont un bel exemple.
Parmi les amis de Ledebur en France figuraient des représentants des intérêts de la famille Rothschild dans l’industrie pétrolière internationale, notamment l’ingénieur des mines, Henri Pagezy, le négociant en diamants italien, le comte Mario de Pinci, l’associé de Pinci dans le commerce des diamants, le colonel Édouard Benedic, un juif qui avait été le bras droit du célèbre bâtisseur d’empire français et conquérant du Maroc, le maréchal Lyautey, et le banquier viennois véreux Egon Alma, que Ledebur a fait passer clandestinement en Espagne.
Dans le cadre de ses activités au service du renseignement militaire allemand en France et en Espagne, Ledebur a eu affaire à des agents à la loyauté et au caractère douteux, dont deux icônes de la mode du XXe siècle, Coco Chanel et Gloria Guinness (une mondaine d’origine mexicaine connue à l’époque sous le nom de comtesse Gloria Fürstenberg).
Au cours de ses missions à Madrid (qui débutèrent en mars 1943), le principal contact de Ledebur fut le comte Franz von Seefried, un aristocrate autrichien ayant des liens familiaux étroits avec la famille royale espagnole. Seefried fait partie de cette faction de l’Abwehr disposée à travailler avec des hommes d’affaires internationaux à la loyauté incertaine et à aider Ledebur dans ses contacts avec les agences de renseignements occidentales. Dans les relations du comte on trouve un autre spécimen de ce type, le prince Max zu Hohenlohe-Langenburg, de ces hommes du monde et affairistes internationaux qui, malgré (ou peut-être à cause de) leurs allégeances floues et leurs accointances juives, sont employés par le Reich pour établir des relations diplomatiques avec l’Angleterre et l’Amérique. Au cours des deux dernières années de la guerre, l’équilibre délicat des loyautés de ces agents est passé de la recherche de la paix à l’organisation du renversement d’Hitler.
Au cours de l’été 1943, Ledebur rencontre pour la première fois le colonel Georg Hansen, qui occupe depuis quelques mois le poste de chef du service de renseignements extérieur de l’Abwehr, et il est intégré à la cellule montée par Hansen pour entrer en contact avec les Alliés. Déjà à l’époque, comme Ledebur l’a rapporté plus tard au MI5, Hansen disait que «l’Allemagne avait irrémédiablement perdu la guerre et qu’il n’y avait pas de temps à perdre pour faire une offre de reddition avant que toute l’Allemagne ne parte en fumée ou ne se trouve plongée dans le chaos d’une révolution communiste et de la guerre civile». La tâche de Ledebur était de sonder les Alliés sur les éventuelles conditions de capitulation de l’Allemagne.
La première démarche de Ledebur pour le compte d’Hansen fut de rencontrer l’un des factieux de l’Abwehr à l’antenne d’Istanbul, le Dr Paul Leverkühn, puis de se rendre à Saint-Sébastien, sur la côte nord de l’Espagne, près de la frontière française, pour y rencontrer le prince Max Hohenlohe, qui venait de rentrer de Suisse après s’être entretenu avec le représentant des services de renseignements américains Allen Dulles. De toute évidence, son objectif était de rassembler les différents fils de la conspiration pour le compte d’Hansen, même si, selon Ledebur, il n’en connaissait pas encore la finalité, l’assassinat d’Hitler, ne faisant que suivre les ordres d’Hansen en jouant les messagers.
Au cours de son voyage de retour à Paris au début du mois de septembre 1943, Ledebur séjourna quelques jours près de Montpellier chez Henri Pagezy, ingénieur et directeur des mines lié aux Rothschild. Pagezy le présente à Juan Terrasa qui lui remet une lettre personnelle à remettre à Otto John à Berlin.
Pagezy présentait Terrasa comme une personne très utile à la société minière internationale Peñarroya, contrôlée par les Rothschild, car son statut diplomatique lui permettait de faire passer des colis à la frontière franco-espagnole sans être contrôlé. Son utilité pour les services de renseignements britanniques MI6 et MI9 était encore renforcée du fait de son rôle au ministère des affaires étrangères à Madrid, où il était chargé des questions relatives à l’échange de prisonniers de guerre.
En novembre 1943, Ledebur se rend à nouveau à Madrid où, à la demande d’Hansen, il présente le comte Seefried à un officier de l’Abwehr, le major Karl-Erich Kühlenthal, un demi-Juif qui lui fournira un équipement radio spécial pour l’envoi de messages codés entre Hansen et Otto John. Au début de l’année, Kühlenthal avait été chargé de transmettre à Berlin de faux renseignements issus de la tristement célèbre «opération Mincemeat», au cours de laquelle un cadavre avait été rejeté sur les côtes espagnoles, porteur de documents censés révéler les plans des Alliés pour envahir la Grèce et la Sardaigne, au lieu de leur véritable objectif, la Sicile. Peut-être Kühlenthal a-t-il lui-même été dupé, mais ses origines et le rôle qu’il a joué quelques mois plus tard dans le soutien aux conjurés ne sont pas sans soulever des interrogations quant à sa loyauté. Pourtant, les commandants de l’Abwehr à Berlin lui faisaient plus confiance qu’à son supérieur officiel et dans les faits, c’était lui le patron du renseignement militaire allemand en Espagne.
Au cours de ce voyage, Ledebur a été mis en contact avec Michael Creswell, un diplomate de 34 ans travaillant à l’ambassade britannique de Madrid. Creswell travaillait pour le MI9, le service qui organisait les filières d’évasion des prisonniers britanniques et de leurs collaborateurs à travers l’Europe. Il était l’un des trois maillons du MI9 de la «ligne Comète», dont les noms de code étaient Saturday, Sunday et Monday. Creswell était le lundi; Donald Darling, vice-consul à Lisbonne, était le dimanche; et le plus célèbre, Airey Neave, au siège du MI9 à Londres, était le samedi – d’où le titre de ses mémoires, Saturday at MI9 (Samedi au MI9).
Mais Creswell n’a pas attendu le MI9 pour être un diplomate bien particulier. Déjà au début de sa carrière au Foreign Office career, Creswell et son chef de département, Ralph Wigram avaient fait fuiter des informations importantes sur l’importance croissante de la Luftwaffe à Winston Churchill alors en pleine traversée du désert (des événements repris dans un téléfilm par la BBC, The Gathering Storm). Wigram était le protégé au Foreign Office de son chef, Sir Robert Vansittart, à la tête d’une faction farouchement opposée à la politique d’apaisement menée par le gouvernement de l’époque – Creswell s’est dès le début de sa carrière, rangé aux côtés de Vansittart. S’il devait y avoir au Foreign Office une quelconque cellule secrète de mèche avec une conspiration visant à assassiner Adolf Hitler, Michael Creswell était exactement le genre d’homme qu’on pouvait s’attendre à y trouver.
La prise de contact de Ledebur avec Creswell a été organisée par Aileen O’Brien, une journaliste Américaine catholique basée à Madrid. Elle était bien connue dans les années trente pour être une figure de proue de la propagande de Franco, mais en 1943, elle était clairement devenue un agent ennemi d’Hitler, assurant la liaison entre les poseurs de bombes et les diplomates Britanniques ou Américains. Aileen O’Brien était Secrétaire de Pro Deo, un mouvement conservateur catholique international qui avait son siège en Suisse. Elle s’est finalement mariée au Baron Felix von Schellenburg, comme elle un conservateur catholique, qui, après la guerre, a été parachuté par les forces d’occupation britanniques comme maire de Weeze, près de Düsseldorf.
Le réseau Ledebur-O’Brien-Creswell semble avoir été au moins aussi important que celui d’Otto John pour tenir au courant l’intelligence britannique de l’évolution du complot – sachant que Juan Terrasa travaillait de toute façon à la fois pour Ledebur et John.
Toutefois les informations les plus précises sur le complot passaient encore par un autre canal existant entre l’Abwehr et les Anglais, le journaliste conservateur Franz Mariaux, qui rendait compte au MI6 via l’un des espions les plus cocasses de l’époque – le baron Jona von Ustinov, connu sous le nom de «Klop» par sa famille et ses amis, et d’agent U.35 au MI6 et au MI5. (Le fils de Klop était l’acteur Peter Ustinov.)
Né en Russie, Klop Ustinov était issu d’un étrange mélange ethnique – très inhabituel à une époque bien moins « multiculturelle »: son père était un aristocrate russe qui s’était converti au protestantisme et avait acquis un deuxième titre allemand; sa mère était pour moitié Juive, pour un quart Allemande et pour le dernier quart, Africaine!
Peut-être ce qui en faisait l’espion idéal? Klop a d’abord exercé dans les années 20 et au début des années 30 comme attaché de presse à l’ambassade d’Allemagne de Londres, mais en 1935 il était renvoyé en raison de ses origines juives. Trop tard, il s’était déjà fait une place au MI5, il a simplement poursuivi en s’en faisant une autre au MI6. Comme Creswell, il avait fait allégeance à Sir Robert Vansittart. Klop disposait d’un large éventail de contacts en Allemagne et en Europe pour relayer sa croisade contre Hitler.
En février 1944, Klop était envoyé à Lisbonne pour sonder les contacts avec la conjuration. Le principal d’entre eux (ignoré même de l’antenne locale du MI6) était un certain Franz Mariaux, que Klop présentait comme un Vertrauensmann, une sorte de représentant multicarte des quatre courants de résistance œuvrant en Allemagne au renversement d’Hitler et mandaté par eux pour entrer en contact avec l’Ouest.
Mis à part de brefs passages à Londres, Klop restera principalement stationné au Portugal jusqu’à la fin de la guerre. C’est au cours de ses entrevues secrètes avec Mariaux, parfois à la villa de ce dernier à Sao Pedro, une ville d’eaux à 350 km au nord de Lisbonne, qu’il faisait moisson de renseignements sur le coup en préparation.
Il avait bien vu que le groupe le plus important était celui dans l’Armée sous les ordres du général Ludwig Beck, mais il attirait aussi l’attention sur le réseau tournant autour du général conservateur, le vétéran Franz Ritter von Epp, qui à 75 ans n’avait plus que des charges honorifiques en Bavière mais qui était respecté des monarchistes et qui était en contact avec un groupuscule de syndicalistes catholiques avec lequel Mariaux (catholique pratiquant) était en bon terme. L’alliance de ces syndicalistes catholiques et de personnalités plus conservatrices paraissait d’un intérêt essentiel à la réussite politique du coup. Le nouveau gouvernement comprendrait aux affaires étrangères Albrecht Graf von Bernstorff, un ancien diplomate formé à Oxford. Bernstorff était déjà en prison pour activités subversives: après avoir quitté le service diplomatique, il avait travaillé pour la banque juive A.E. Wassermann, qui a continué à exister en tant que banque juive privée basée à Bamberg pendant plus de cinq ans sous le Troisième Reich.
Klop disait au MI6 que Mariaux lui-même «prend très au sérieux la possibilité que juillet voit la mort d’Hitler». Il avait pour la première fois demandé «comment il pouvait me contacter immédiatement par téléphone. Il a été convenu qu’il téléphonerait en français à l’ambassade britannique, demanderait à me parler et se nommerait Monsieur Duquesne».
La grosse pierre d’achoppement pour entraîner les hauts responsables militaires dans le coup d’État, c’était que le gouvernement britannique persistait à exiger une «reddition inconditionnelle» et ne faisait miroiter aucune paix plus favorable à un éventuel gouvernement de l’après-Hitler. Churchill n’était pas disposé à s’écarter en quoi que ce soit de la politique de son allié Staline – en fait, les Soviétiques, à partir de 1943, semblaient parfois prêts à aller plus loin que les Britanniques en prétendant autoriser une forme de souveraineté allemande d’après-guerre. C’était bien sûr une feinte que Staline pouvait se permettre étant donné qu’il savait pouvoir rompre n’importe quel accord et envoyer tout nouvel «ami» allemand en Sibérie ou vers une mort quelque peu prématurée, mais il aurait très mal pris une promesse du même genre de la part de la Grande-Bretagne ou de l’Amérique.
Les dirigeants et diplomates britanniques ont souvent été critiqués par les historiens pour ne pas avoir encouragé les conspirateurs – la fameuse «Résistance intérieure» allemande. Il existe pourtant des indices d’ouvertures très discrètes qui n’ont pas abouti mais qui ont dû être approuvées au plus haut niveau du ministère britannique des Affaires étrangères. En dépit des récents arguments avancés de Nigel West, la preuve la plus claire ne réside pas dans le dossier Otto John, mais serait plutôt à rechercher du côté de trois autres intermédiaires allemands, qui étaient tous Juifs ou travaillaient pour des Juifs.
Le 18 juin 1943, le chef du service diplomatique britannique – Sir Alexander Cadogan – écrivait au chef du MI6 (Sir Stewart Menzies) et au chef du SOE (Sir Charles Hambro), soit les deux dirigeants de la guerre secrète de l’Empire. Cadogan avertissait ces maîtres-espions que ces allemands qui venaient tâter le terrain auprès des diplomates britanniques à Madrid étaient potentiellement dangereux pour l’alliance anglo-soviétique:
«Il y a toujours le danger que les Russes en entendent parler et soupçonnent que nous négocions avec l’ennemi dans son dos. Pour des raisons politiques, nous estimons qu’il est primordial de ne pas prêter le flanc à de tels soupçons.»
Cadogan ordonnait donc aux diplomates britanniques en poste dans les cinq pays neutres les plus importants – l’Espagne, le Portugal, la Turquie, la Suisse et la Suède – de n’avoir aucun «contact personnel direct avec un ressortissant ennemi, sauf avec la connaissance et l’approbation préalables du ministère des Affaires étrangères».
Il accordait aux maîtres-espions du MI6 et du SOE un peu plus de latitude, compte tenu de la nature de leur travail – mais même ici, Cadogan fixait quelques règles de base qui sont intéressantes car elles semblent correspondre en partie à ce qui s’est passé en Espagne et au Portugal dans les relations avec les conspirateurs.
(1) Les relations du MI6 ou du SOE avec des «ressortissants ennemis», c’est-à-dire dans le cas présent, principalement les Allemands, devraient, dans la mesure du possible, être gérées par l’intermédiaire d’un tiers «non officiel». C’est bien ce qui s’est produit lors des contacts du MI6 avec Otto John, Josef Ledebur, Franz Mariaux et d’autres. Parmi les intermédiaires «non officiels» figuraient le diplomate espagnol Juan Terrasa, la journaliste américaine Aileen O’Brien et le prêtre français Mgr Boyden-Maas.
(2) Tout contact direct entre un officier du MI6 ou du SOE et un ressortissant ennemi devra être autorisé par Menzies ou Hambro personnellement, et s’ils ont le moindre doute sur le bien-fondé du contact, ils doivent consulter Cadogan. C’est la règle qui a joué pour la mission de Klop Ustinov au Portugal, elle a été autorisée une première fois en novembre 1943 mais elle a dû être rediscutée au plus haut niveau avant le départ de Klop pour Lisbonne en février 1944.
(3) Toute réunion directe de ce type doit être menée dans le plus grand secret et avoir lieu loin des locaux diplomatiques britanniques. Cette prescription a été suivie à la lettre lorsque Klop a rencontré Mariaux, à 200 milles de Lisbonne et à l’insu même des officiers du MI6 basés au Portugal. La rencontre de Creswell avec Ledebur et les rencontres entre Otto John et les officiers du MI6 Maingot et Winsor ont également été traitées avec une extrême discrétion. Le seul cas qui n’a pas été traité discrètement est celui où Ledebur s’est finalement réfugié à l’ambassade britannique à Madrid pendant plusieurs mois à la fin de 1944, mais les règles du jeu avaient alors changé.
Cadogan préconisait que les officiers du MI6 et du SOE évitent toute discussion impliquant de hauts responsables de pays ennemis: une exception a été faite pour l’envoyé hongrois à Lisbonne, Andor Wodianer: bien qu’il soit le représentant diplomatique d’un allié de l’Allemagne, il était en partie juif et «antinazi». Wodianer est encore un autre de ces Juifs ou demi-juif dont le rôle dans les liens entre l’Axe et les Alliés – que ce soit dans le cadre d’«ouvertures de paix» ou dans le cas d’approches des Alliés par les conspirateurs – est principalement connu des dossiers déclassifiés.
Une autre exception a été faite pour le banquier Robi Mendelssohn, mais là encore, seuls des fragments de l’histoire sont (à ce jour) disponibles dans les archives. Le directeur adjoint du MI6 responsable de la Scandinavie – John Cordeaux – avait écrit à Cadogan le 18 août 1943 pour l’informer du contact qui avait commencé à s’établir à Stockholm entre Mendelssohn et un officier expérimenté du MI6, Harry Carr. Nous savons que ces discussions se sont poursuivies au début de 1944, et nous savons également que, pour une raison ou une autre, Mendelssohn était considéré après la guerre par les Britanniques comme particulièrement digne de confiance. Le directeur général adjoint du MI5, Guy Liddell, a même pris le temps d’assister au mariage de la famille Mendelssohn en Suisse en octobre 1950.
Il y avait encore le cas extrême de cet agent double Juif, Johannes Koessler. C’était un agent britannique qui opérait au sein de l’Abwehr en Espagne, nom de code HAMLET. Koessler était un homme d’affaires autrichien dont les origines familiales étaient à moitié juives russes, il avait épousé une juive issue d’une famille riche, mais s’étant ostensiblement converti au christianisme, il fut accepté comme officier de l’Abwehr et envoyé au Portugal neutre, où il se mit bientôt en contact. avec les services de renseignements britanniques et participa à l’opération «double-cross» (coup fourré), assurant ses maîtres de l’Abwehr à Berlin qu’il avait des informateurs en Angleterre et leur transmettant de fausses informations.
Le chef de l’opération « double-cross », l’universitaire d’Oxford J.C. Masterman, pensait que Koessler pouvait traiter avec des personnalités militaires de la conjuration, mais il n’y a aucune preuve que cette piste ait été sérieusement exploitée.
Autre agent de Masterman, Hans Ruser (nom de code JUNIOR). C’était le fils d’un célèbre explorateur polaire dont les relations familiales lui ont permis de n’écoper que d’une peine avec sursis après que la Gestapo l’ait arrêté lors d’une rafle dans un club homosexuel notoire d’Hambourg en 1936. Le père de Ruser était un ami de l’amiral Canaris, chef de l’Abwehr, qui avait fait en sorte que son fils soit recruté par les renseignements militaires. Il était basé au début de la guerre à Madrid et à Lisbonne, où il a proposé à plusieurs reprises de faire défection auprès des Britanniques. Ses offres furent finalement acceptées en 1943 et Ruser s’enfuit à Londres, où il déclara au MI6 qu’au cours de l’automne 1943, peu avant son évasion, il avait rencontré un comité de généraux qui souhaitaient destituer Hitler en faveur d’un régime militaire soutenu par l’ancien ministre de l’Économie Hjalmar Schacht.
Au cours de ses discussions avec Mariaux, c’est Klop qui s’est le plus avancé des émissaires britanniques en laissant entendre aux putschistes que même s’il ne pouvait faire aucune promesse concernant les futures négociations de paix, ce qu’il pouvait dire, c’était que «Tant qu’Hitler est au pouvoir, il ne peut y avoir autre chose qu’une “capitulation inconditionnelle”».
Le 26 juin 1944, soit un peu plus de trois semaines avant l’attentat, Mariaux eut un nouveau rendez-vous avec Klop et lui communiqua des informations plus précises: il avait «reçu une communication (je crois oralement de la part de quelqu’un qui avait dû venir tout récemment) qui lui avait donné à réfléchir: Hitler et les principaux nazis seront destitués dans un délai très court.»
Une semaine plus tard, le 3 juillet 1944, Mariaux revenait à la charge, affirmant à Klop que les conspirateurs «poursuivaient leurs plans d’assassinat d’Hitler sans se soucier de ce qu’ils pourraient attendre de nous avant ou après l’événement; qu’ils ne se soucient en aucune manière des négociations de paix ou des conditions de paix; qu’ils s’attendent aux pires conditions possibles, mais qu’ils aspirent malgré tout, principalement sinon uniquement avec l’aide des Britanniques, à maintenir une sorte d’ordre après l’effondrement afin d’éviter que le pays ne sombre dans l’anarchie complète ou ce qu’ils appellent le Bolchevisme».
En transmettant le message de Mariaux au MI6, Klop soulignait «la pleine confiance de ce groupe particulier de conspirateurs dans le fait qu’Hitler mourra très bientôt d’une mort non naturelle». Ou comme Mariaux lui-même l’avait dit à Klop: «La mort d’Hitler approche à grands pas.»
La façon dont ces rapports ont été traités par la hiérarchie semble montrer clairement que si le MI6 a activement encouragé les conspirateurs, cela a été fait très indirectement par un groupe sélectionné d’officiers et d’intermédiaires «non officiels», et il est significatif que certains parmi les plus étroitement impliqués, notamment Klop Ustinov, aient été des proches de Vansittart dans les années 1930, à un moment où lui et son cercle de diplomates antigermaniques complotaient avec Churchill (qui était alors en exil politique) contre la politique de conciliation des gouvernements Baldwin et Chamberlain.
Ce n’est qu’après l’attentat du 20 juillet (et l’échec du coup d’État) que de hauts responsables du ministère des Affaires étrangères ont reconnu (selon les termes d’une lettre du ministère des Affaires étrangères au MI5) que : «Mariaux devait avoir été en contact direct avec ces Allemands qui ont organisé la récente tentative d’assassinat d’Hitler dans le but d’approcher les Alliés avec des ouvertures de paix.»
Il s’agissait désormais d’empêcher les Russes de soupçonner la Grande-Bretagne d’avoir envisagé de conclure une paix séparée avec ces généraux allemands (une fois qu’ils auraient réussi à tuer Hitler). Le ministère des Affaires étrangères a donc écrit aux ambassades britanniques à Moscou et à Washington pour leur demander de souligner auprès des gouvernements soviétique et américain qu’il n’avait jamais été question d’un tel accord. Il était important de le préciser, a souligné le ministère des Affaires étrangères, car «si nous ne le faisons pas, nous craignons d’aider involontairement Himmler dans sa tâche consistant à opposer les Russes aux Anglo-Américains et vice-versa».
Même si seuls des fragments des rapports de Klop Ustinov de Lisbonne subsistent, il est très évident que Mariaux était son agent le plus important, transmettant des informations depuis le centre même de la conspiration antihitlérienne. Pourtant, il semble avoir opéré séparément du groupe d’agents spéciaux de l’Abwehr du colonel Georg Hansen. Mariaux n’était même pas officiellement un officier de l’Abwehr, simplement un journaliste agissant en tant que collaborateur officieux des renseignements militaires allemands et de l’ambassade de Lisbonne.
Alors, qu’est-ce qui a rendu Franz Mariaux si important ?
Le fin mot de l’histoire, c’est qu’avant, pendant et après la guerre, Mariaux était l’agent de confiance de l’un des principaux hommes d’affaires juifs d’Allemagne, Paul Silverberg. Au cours des années 1920, Mariaux était correspondant à Genève et à Paris pour le groupe de journaux juif Ullstein, principalement pour le Kölnische Zeitung.
Dès ce temps-là, il était le protégé Silverberg, un puissant magnat du charbon qui était l’un des industriels et financiers les plus influents de Cologne et de la région de la Ruhr. Mariaux et Silverberg étaient des soutiens politiques du maire de Cologne, Konrad Adenauer (le principal architecte de l’Allemagne de l’Ouest).
Paul Silverberg était l’un des dirigeants de la Ruhrlade, présenté par les historiens James et Suzanne Pool comme «l’organisation secrète la plus puissante du grand capital qui ait existé pendant la période de Weimar».
Au début des années 1930, Mariaux faisait partie d’un réseau international de jeunes «révolutionnaires conservateurs» dirigé par le demi-juif Alexandre Marc en France et Harro Schulze-Boysen en Allemagne. Au cours du XXIe siècle, l’intérêt pour de tels personnages a été ravivé par des intellectuels de la «Nouvelle Droite» européenne tels qu’Alain de Benoist, et par l’étrange alliance des «nationaux-bolcheviks» et des «eurasistes» associés à l’écrivain russe Alexandre Douguine.
Ce qui est désormais clair, c’est que si certains des acteurs impliqués dans ces réseaux du début des années 1930, comme le national-socialiste antihitlérien Otto Strasser et son «Front noir», étaient des radicaux sincères, d’autres, comme Mariaux, étaient les outils des capitalistes juifs (notamment Paul Silverberg) qui cherchaient un moyen de diviser et d’entraver le mouvement grandissant d’Adolf Hitler.
C’est une étrange coïncidence qu’Alexandre Marc et son mouvement Ordre Nouveau aient également développé des liens avec une secte politico-religieuse basée à Londres et dirigée par un mystique serbe, Dimitrije Mitrinovic. En fait, un membre de la secte (alors connu sous le nom de New Britain Movement) avait été envoyé par son chef à Paris pour assurer la liaison avec Alexandre Marc et a fini par l’épouser! Comme je l’ai expliqué il y a quelques mois, un autre membre de la secte Mitrinovic – Niall MacDermot – est devenu officier du renseignement britannique pendant la Seconde Guerre mondiale et était presque certainement responsable du meurtre d’Heinrich Himmler. Cliquez ici pour lire l’étrange histoire de Niall MacDermot et comment il a finalement été contraint de démissionner du gouvernement britannique en raison de liens suspects avec le KGB.
Le principal allié allemand de Marc – qui fut un temps un ami proche de Franz Mariaux – finit également par se tourner vers Moscou. Harro Schulze-Boysen devint un agent à part entière du KGB et, au printemps 1941, prévint ses maîtres de Moscou de l’invasion imminente de l’Union soviétique qui se tramait à Berlin. Même si Staline n’a pas été convaincu et que l’Opération Barbarossa est restée dans une certaine mesure une surprise, le KGB a pris l’avertissement suffisamment au sérieux pour intensifier l’organisation d’un réseau d’espionnage anti-allemand, parfois connu sous le nom d’Orchestre Rouge, dirigé par le communiste Juif Léopold Trepper. Schulze-Boysen a continué à travailler pour le KGB jusqu’à ce qu’il soit arrêté par la Gestapo en août 1942 et exécuté quatre mois plus tard.
Ce qui est étrange, c’est que le gouvernement d’Adolf Hitler ait été conscient de la trahison de Mariaux bien plus tôt que de celle de Schulze-Boysen, mais, comme c’était souvent le cas pour les hommes qui sont devenus des éléments centraux du complot de 1944, Mariaux avait été traité avec indulgence. En collaboration avec Silverberg, il avait participé à une série d’intrigues de 1932 à 1934 visant à construire des coalitions conservatrices contre le national-socialisme. Au cours des années 1920, Silverberg avait soutenu Gustav Stresemann, considéré par les grandes entreprises allemandes comme l’homme capable de se jouer des factions politiques concurrentes et de faire tourner la République de Weimar à leur profit.
Après la mort de Stresemann et le déclin de son parti, Silverberg se tourna vers le journaliste catholique Heinrich Brüning, qu’il croyait capable d’unir les sections conservatrices du mouvement syndical aux intérêts capitalistes. Lorsque Brüning commença à caler, Silverberg se tourna vers le conservateur catholique Franz von Papen et leva des fonds auprès de ses collègues hommes d’affaires dans le but de l’aider à monter une coalition qui exclurait Hitler. L’une des raisons qui poussaient Silverberg à concentrer ses efforts sur les catholiques, c’est qu’il voulait enrayer l’avènement d’une «coalition noir-brun», c’est-à-dire une alliance entre les nationaux-socialistes et le Parti du centre (la voix politique traditionnelle de l’Allemagne catholiques).
En septembre 1932, via un autre intrigant invétéré à son service, Werner von Alvensleben, Silverberg fit même des démarches auprès d’Adolf Hitler lui-même pour voir s’il pouvait s’acheter de l’influence sur le leader du NSDAP. Dans deux lettres adressées à Hitler, Alvensleben laissait entendre que Silverberg était en réalité un fidèle patriote dont le seul tort était d’être né Juif. Hitler n’était pas convaincu et, dès la fin septembre 1932, Silverberg savait que lui et Hitler resteraient ennemis.
[FG: pan sur le bec de ceux qui disent qu’Hitler a été financé par les Juifs]
Silverberg et ses confrères capitalistes se résignèrent au fait qu’ils ne pouvaient pas gagner les élections contre Hitler, mais leur argent leur valut suffisamment d’influence aux élections de novembre 1932 pour atténuer la victoire des nationaux-socialistes, détournant environ un million de voix vers les rivaux réactionnaires du NSDAP, le DNVP, et vers ce qui restait du DVP libéral de Stresemann. Ils espéraient qu’Hitler se lasserait (bien qu’étant à la tête du parti de loin le plus important) et qu’il accepterait une position de second plan dans un gouvernement dirigé par les conservateurs. [FG: Re-pan sur le bec de ceux qui disent qu’Hitler a été financé par le grand capital]
Lorsque Hitler s’est avéré plus coriace que prévu, ne cédant rien, Silverberg et ses acolytes ont tenté de diviser les nationaux-socialistes en présentant l’aile gauche du NSDAP de Gregor Strasser comme une faction rivale. S’appuyant sur le général Kurt von Schleicher, un pur intrigant de palais, ils ont cherché à manipuler diverses factions pour créer une coalition antihitlérienne. Schleicher a été nommé chancelier pendant quelques semaines en décembre et janvier.
Outre Franz Mariaux, parmi les journalistes à la solde de Silverberg figuraient Otto Meynen et Franz Reuter, rédacteurs d’un influent bulletin politique berlinois. Reuter était un proche allié du Dr Hjalmar Schacht qui, pendant les premières années du Troisième Reich, cultivait des ambitions personnelles. Il n’est pas étonnant que plusieurs proches de Schacht aient participé à la conspiration de 1944.
Même après l’échec de toutes ces machinations factieuses et l’arrivée d’Hitler au poste de chancelier en janvier 1933, Mariaux a continué de servir Silverberg en essayant de trouver un accord entre les deux ennemis jurés à la tête du conservatisme autoritaire germanique – Papen et Schleicher. Son principal allié dans cette nouvelle manœuvre était son vieil ami et collègue journaliste «révolutionnaire conservateur», le Dr Edgar Jung.
En juin 1934, Hitler perdit patience face à ces tractations sans fin. Silverberg s’était alors exilé en Suisse, mais tentait encore ses manigances via Mariaux. Le ministre de la Propagande Joseph Goebbels exposait alors au grand jour le rôle de Mariaux comme intermédiaire entre les conspirateurs de 1934 et le gouvernement français: en d’autres termes, il était en liaison avec les services secrets français de la même manière qu’il le sera avec les services secrets britanniques dix ans plus tard, au cours des mois qui ont précédé l’attentat à la bombe.
Dans les deux cas, les circonstances suggèrent que Paul Silverberg tirait les ficelles.
Bien que les événements de 1934 aient été surnommés la «Nuit des longs couteaux», rétrospectivement, ce qui est surprenant, c’est la clémence avec laquelle de nombreux conspirateurs ont été traités. Des personnalités clés, dont Schleicher, Gregor Strasser, Ernst Röhm et Edgar Jung (attaché de presse de Papen et ami proche de Mariaux) ont été tués, mais de nombreuses autres, dont Mariaux, ont été arrêtées mais graciées, puis autorisées à occuper des postes de responsabilité au sein du gouvernement et même au sein des services de renseignements. [FG: la Nuit des longs couteaux a eu lieu du 30 juin au 2 juillet 1934, soit presque exactement dix ans avant l’attentat du 20 juillet 1944, le parallèle entre les deux événements est tout à fait à faire, mêmes intervenants, mêmes influences apatrides ou carrément étrangères, mais le contexte avait fortement changé]
Une fois solidement établi au pouvoir, Adolf Hitler semble avoir estimé qu’il n’avait plus grand-chose à craindre de l’opposition conservatrice. Sa popularité auprès du public allemand et auprès des soldats de base était telle qu’il estimait qu’il pouvait se permettre de tolérer l’opposition, voire l’hostilité pure et simple, de la part des élites capitalistes et aristocratiques. Il fut récompensé de cette indulgence par des complots incessants, et finalement par la bombe de 1944.
Après la défaite cataclysmique de l’Allemagne en 1945, les conspirateurs survivants ont joué un rôle-clé dans la République fédérale naissante. Otto John (comme mentionné précédemment) est devenu chef du service fédéral de sécurité, le BfV. Paul Silverberg a choisi de rester en Suisse, mais a canalisé son argent et son influence vers son vieil ami de Cologne d’avant 1933, Konrad Adenauer, qui est devenu l’homme politique le plus puissant de l’Allemagne d’après-guerre et premier chancelier de la nouvelle République fédérale de 1949 à 1963.
Dès le début de l’accession au pouvoir d’Adenauer après la guerre, lorsque les Alliés occidentaux l’ont réintégré comme maire de Cologne, Franz Mariaux travaillait comme porte-parole pour la presse et Paul Silverberg finançait son nouveau parti politique, les Démocrates-Chrétiens. Des gens comme Otto John (sans parler des gauchistes), connus pour avoir travaillé pour les ennemis de l’Allemagne, ont continué à être traités avec un mélange de suspicion et de mépris par la plupart des Allemands. Mais la trahison de Mariaux et le rôle de son parrain financier Paul Silverberg sont restés dans l’ombre.
Lorsqu’Adenauer passa de maire de Cologne à chancelier d’Allemagne en 1949, Mariaux le suivit, devenant attaché de presse à la Chancellerie fédérale, mais prenant le temps de rédiger une biographie hagiographique et un recueil d’écrits de Silverberg pour son 75e anniversaire. Silverberg décède en 1959 à l’âge de 83 ans et Mariaux en 1986 à 84 ans.
Eduard Waetjen – le demi-Américain qui avait représenté les conspirateurs de l’Abwehr à Zurich – est revenu dans le monde lucratif du droit des sociétés et, comme Silverberg, a choisi de vivre principalement en Suisse, où il est décédé en 1994 à l’âge de 86 ans.
L’agent de Waetjen, Robi Mendelssohn (comme je l’ai expliqué dans un article plus détaillé sur son cas) a conseillé aux occupants britanniques d’embaucher le banquier Hermann Abs pour les aider à reconstruire les finances de la République fédérale.
Mendelssohn a survécu jusqu’à la chute du mur de Berlin et à la restauration de sa fortune d’avant-guerre. La soixantaine passée il connaissait encore la paternité, il est décédé dans la colonie d’artistes de Worpswede, en Basse-Saxe, en 1996, à l’âge de 94 ans.
Les principaux conspirateurs de Berlin – qui n’auraient pas hésité à massacrer les partisans d’Hitler si leur coup d’État avait réussi – ont payé leur échec au prix fort, notamment le colonel Georg Hansen, pendu en septembre 1944, et son ancien patron de l’Abwehr, l’amiral Wilhelm Canaris, pendu au camp de Flossenbürg en avril 1945.
La plupart des agents qui avaient assuré la liaison avec les services de renseignements britanniques et américains pour faire la promotion des objectifs des conspirateurs ont échappé à la justice. Otto John, alcoolique et bisexuel, devenait quant à lui de plus en plus instable au cours de ses trois années et demie à la tête du service fédéral de sécurité. Après sa défection encore inexpliquée vers les communistes, ou peut-être son enlèvement par le KGB, ou peut-être sa dépression nerveuse en 1954, John a finalement purgé deux ans sur une peine de quatre ans de prison à Berlin-Ouest pour espionnage. Il se retira ensuite en Autriche et passa près de quarante ans à clamer son innocence, avant de mourir en 1997 à l’âge de 88 ans.
Klop Ustinov – Agent U.35 – a continué à travailler pour le MI6 après la guerre et a pris sa retraite en 1957. Il est décédé un jour avant son 70e anniversaire en 1962. À cette époque, l’Empire britannique dont il avait servi les intérêts était déjà entré dans l’histoire, et plusieurs de ses vieux amis du MI6 et du MI5 du temps de guerre avaient été dénoncés comme étant des agents doubles soviétiques. Kim Philby, qui supervisait tous les travaux de contre-espionnage en Espagne et au Portugal, travaillait depuis toujours pour le KGB: il s’enfuit en Union soviétique en janvier 1963, sept semaines après la mort de Klop. Le «meilleur des mondes» que Klop a contribué à créer était un monde dans lequel la Grande-Bretagne et les valeurs britanniques étaient de moins en moins à l’honneur.
Ce socle d’après-guerre – le monde que les conspirateurs survivants et leurs parrains financiers tels que Paul Silverberg ont contribué à créer – un monde dans lequel les Européens ont été contraints de choisir entre le Scylla de Moscou et le Charybde de Washington – touche aujourd’hui à sa fin. Près de quatre-vingts ans après que les poseurs de bombes ont tenté de tuer Adolf Hitler, les Européens espèrent à nouveau se réapproprier leur continent, leur culture et leur destin.
Cet essai est dédié à la mémoire de l’universitaire et militant révisionniste espagnol Joaquín Bochaca, décédé le 16 décembre 2022, à l’âge de 91 ans.
Traduction Francis Goumain